Legs, dit The Giant, un nom qui impose d’emblée une certaine stature, un titre à la hauteur de la notoriété qu’il s’est forgée auprès des soundmen. Cet orfèvre de l’amplification a su repousser les limites. Pour preuve, les histoires les plus rocambolesques à son sujet sont légion. Retour sur les pas du Géant !
Cutting Edge – Pouvez-vous vous présenter ?
Legs The Giant – Je m’appelle Carl mais on me surnomme Legs. Je suis né en Jamaïque en 1940. Je suis arrivé en Angleterre en 1960 et j’ai commencé à concevoir des amplificateurs. C’est déjà ce que je faisais en Jamaïque.
Cutting Edge – Est-ce que vous viviez à Kingston ?
Legs The Giant – Oui, j’étais à Kingston.
Cutting Edge – Quel a été le point de départ de cette vocation de constructeur de matériel dédié au sound system ?
Legs The Giant – Je détiens mon savoir de Freddy, une des personnes qui concevaient les amplificateurs pour une grande firme qui se nommait Duke Reid. Mais laisse-moi te raconter comment tout a commencé. Je travaillais chez quelqu’un pour qui je gérais les dépôts de matériel et qui, en contrepartie, me formait sur l’élaboration d’amplificateurs. Un beau jour, un ami tout droit venu de l’arrière-pays s’est présenté pour commander un nouvel amplificateur. Je lui ai dit qu’une autre personne qui travaillait ici pouvait s’en charger.
Il m’a alors dit, « Mais toi, tu peux le faire ?»
« Oui, je peux mais je ne suis pas expert.»
« D’accord, d’accord, tu as mon feu vert ! Combien cela me coûterait ?», dit-il.
J’ai répondu, «£40 ! Tu me verses dès maintenant £20 pour acheter les composants et les £20 restantes lorsque tu viendras récupérer l’amplificateur terminé.»
J’ai fabriqué l’amplificateur et, comme convenu, il est venu prendre possession de son achat. Lorsque j’ai essayé de le mettre en marche, l’amplificateur a implosé ! J’ai donc été contraint de le montrer à la personne pour qui je travaillais afin de lui demander de me venir en aide.
Il s’est tourné vers moi et m’a dit, « Tu fabriques donc des amplificateurs maintenant ? Je ne savais que tu en étais capable.»
J’ai dit, « Je ne sais pas vraiment, je m’exerce.»
Il m’a alors questionné, « Ok, tu veux que je le répare ?»
J’ai dit, « Oui !
Il m’a dit, « Quelle somme as-tu demandée pour fabriquer cet amplificateur ?
J’ai répondu, «£40 !»
Et il ajouta, « Et combien as-tu récupéré pour le moment ?»
J’ai dit, « J’ai obtenu £20 et j’aurai les £20 restantes lorsqu’il récupérera l’amplificateur. »
Il annonça alors, « Je vais te dire un truc. J’en veux £40 pour le réparer !»
J’ai immédiatement riposté, « Comment peux-tu exiger £40 pour le dépannage alors que c’est le prix final de la vente et que les composants restent à ma charge ?»
Ce à quoi il a rétorqué, « Et bien, si tu n’étais pas apte à le faire, il ne fallait pas accepter l’offre de ce client ! J’en demande £40 pour le remettre en fonctionnement !»
J’ai donc dit pour ma défense, « En Angleterre, ce n’est pas £40 ! Et je ne percevrai de sa part que £20 !»
Il a répondu, « Je les prends ! Et tu sais quoi, tu travailleras pour moi gratuitement jusqu’à ce que les £20 dues soient remboursées !»
Je me suis résolu à dire, « D’accord !»
Il a donc réparé l’amplificateur. Cela lui a pris deux minutes. Il est allé dans l’arrière-boutique pendant que j’attendais dans le magasin avec le client. Et subitement, on a entendu de la musique qui émanait de l’atelier ! Et lorsqu’il est réapparu, il s’est exclamé, « C’est résolu !»
J’ai acquiescé, « Effectivement, on a pu l’entendre !» Et c’est donc lui qui a perçu l’argent du client !
Cutting Edge – A quelle période êtes-vous arrivé en Angleterre ?
Legs The Giant – Je suis arrivé en Angleterre environ six mois plus tard. Je vivais alors dans le quartier de Shepherd’s Bush, à l’étage d’une boutique d’électronique. Son propriétaire s’appelait Mason et le magasin portait le nom de Mason & Sons. Je me suis rapidement lié d’amitié avec son fils. Son père, qui vendait des télévisions, souhaitait que son fils lui emboîte le pas et l’aide à effectuer les réparations. Il lui disait donc, « Tu dois aller à l’école, c’est là que tu pourras apprendre le métier !»
Ensuite, il s’est tourné vers moi et m’a dit, « Carl, je vais te faire une proposition ! Tu entretiens avec mon fils une telle amitié que si tu vas à l’école, je suis persuadé qu’il te suivra. Si tu acceptes, je t’offrirai les frais de scolarité.»
J’ai répondu sans attendre, « Evidemment, face à cette opportunité, je ne peux que la saisir !»
Son fils était blanc, j’étais noir. A cette époque en Angleterre, il n’était pas coutumier de côtoyer des personnes de couleur. Mais notre amitié transcendait ces barrières et il était mon ami. Il passait le plus clair de son temps avec moi à l’étage.
Nous avons donc tous deux suivi ce cursus. C’est ainsi que j’ai approfondi mes connaissances en matière d’amplificateurs.
Les connaissances en poche, j’ai alors conçu mon premier véritable amplificateur. Je me suis rendu chez Leak pour me procurer des condensateurs car je ne savais pas où les obtenir.
Et le gars m’a dit, « Qu’est-ce que tu conçois ?»
J’ai expliqué, « J’essaye de construire un amplificateur mais je recherche des condensateurs. Pouvez-vous m’en fournir ?»
Il a répondu, « Oui, bien sûr ! Est-ce que je pourrais jeter un oeil au projet ?»
J’ai dit, « Bien entendu !»
Je lui ai donc ramené mon amplificateur. Il l’a observé en détails et m’a dit, « Oui, c’est du bon boulot !»
Obtenir un avis si enthousiaste de la part d’une entreprise de cette renommée m’a encouragé à persévérer. Cela a donc été le point de départ. Le premier amplificateur que j’ai réalisé délivrait 100 Watts. J’effectuais les essais à l’étage et ça ne posait pas de problème car il s’agissait d’un magasin d’électronique. Je pouvais donc me permettre de faire un peu de bruit. Mais j’ai commencé à être plus bruyant, spécifiquement la nuit et la police est donc venue. Ils m’ont donc verbalisé pour nuisances sonores. J’ai été convoqué devant le tribunal et le juge m’a condamné à payer Two Shillings and Sixpence à l’époque au motif de pollution acoustique. La dernière fois où je me suis présenté devant la cour, ils ont prévenu, « Comme la pénalité financière ne semble avoir aucun impact. La prochaine fois que la police viendra, je leur demanderai de saisir le matériel, mettant ainsi fin à tout risque de récidive.» Suite à cette mise en garde, j’ai été plus mesuré et j’ai déménagé quelques temps après. J’ai ensuite été en mesure d’acquérir mon propre domicile où j’ai commencé à organiser des fêtes. C’est de là que proviennent les fameuses Blues Dances. Cela a débuté par des soirées d’anniversaires, puis des fêtes de mariages. C’est ainsi que c’est apparu !
Cutting Edge – Est-ce que vous fréquentiez souvent les soirées sound system à l’époque ?
Legs The Giant – Oui !
Cutting Edge – Vous aviez un sound system de prédilection ?
Legs The Giant – Non, pas vraiment. C’est plutôt eux qui me suivaient ! [rire]
Cutting Edge – Et cela, dans les années 60 ?
Legs The Giant – Oui, dans les années 60 !
Cutting Edge – Vous jouiez déjà sous le nom ‘Legs the Giant’ ?
Legs The Giant – Legs the Giant, oui ! Tout le monde te dira que c’était le sound le plus imposant au niveau sonore. Tu sais, je l’ai conçu exactement tel que je le voulais.
Cutting Edge – Vous aviez donc un amplificateur unique qui couvrait l’intégralité de la plage de fréquences ?
Legs The Giant – A l’époque, oui !
Cutting Edge – Il n’y avait pas encore de séparation des fréquences, deux voies ou trois voies ?
Legs The Giant – Non, c’est quelque chose qui a émergé dans les années 80. Ils ont alors développé le « deux voies », « trois voies ». On appelait cela Top and Bottom.
Cutting Edge – Est-ce que vous utilisiez un pré-amplificateur dans les années 60 ?
Legs The Giant – Oui !
Cutting Edge – Vous souvenez-vous du tourne-disque que vous aviez à l’époque ?
Legs The Giant – Garrard, l’ancien modèle blanc dénommé 4HF. Il était massif mais d’une fiabilité sans faille. Tout le contraire des modèles que l’on trouve sur le marché actuel. Garrard est une compagnie allemande. L’usine de fabrication était bien au Royaume-Uni mais c’est une firme allemande. Après le 4HF, j’ai fait l’acquisition d’un autre modèle auprès d’un magasin d’objets de seconde main mais je ne parviens pas à me remémorer la référence. C’était un tourne-disque à entrainement direct. Il était pourvu d’un moteur de 600 tr /min. A la minute même où vous le démarriez, le plateau atteignait sa vitesse maximale. Je me souviens que le bras était conséquent. Il m’avait été dit que ce matériel provenait des studios de la BBC.

Cutting Edge – On lit de nombreuses choses sur les réseaux sociaux et une personne affirmait que vous aviez une profession relative à l’électronique au sein d’une compagnie aérienne. C’était le cas d’Errol Prettyger que j’ai interviewé précédemment. Existe-t-il une confusion avec lui ou est-ce bien la réalité ?
Legs The Giant – Non, c’est tout à fait inexact. C’est Errol qui travaillait pour une compagnie aérienne, pas moi. Je suis un électricien. C’est le premier métier que j’ai exercé à Londres où j’officiais pour une entreprise. Mon patron était en Allemagne et on l’appelait Rudy.
Cutting Edge – Avez-vous collaboré avec d’autres constructeurs comme ‘Carlton The Matador’ ? Un livre a récemment été publié au sujet de la scène de Birmingham et il est mentionné comme un des constructeurs les plus influents.
Legs The Giant – C’est un de mes amis. Son domaine, ce sont les télévisions et il excelle en la matière. Mais Carl n’est pas compétent quand il s’agit d’amplificateurs, crois-moi ! J’ai construit un amplificateur pour son usage personnel et il s’est approprié mon travail en disant à qui voulait bien l’entendre qu’il en était le constructeur. Il a également tenté de le modifier pour une raison indéterminée mais au final, il l’a surtout endommagé. Quand il est parti jouer à Wolverhampton, la soirée a avorté en raison des interférences générées par l’amplificateur. Il n’est jamais parvenu à une qualité sonore ! Comme je l’ai déjà dit, c’est un spécialiste des télévisions, pas des amplificateurs.
Cutting Edge – Avez-vous croisé d’autres constructeurs comme Percival Miller (better known as ‘Metro’) ?
Legs The Giant – Metro, c’est moi qui lui ai tout inculqué ! Je suis la personne qui a conçu le sound system de Metro ! Si tu te renseignes, si tu croises Metro, demande-lui ! Mentionne juste le nom Legs et tu verras ce qu’il te dit.
Cutting Edge – Connaissiez-vous Keith Gooden, un constructeur de Birmingham qui a fondé Link Audio Systems ?
Legs The Giant – Si je connais Keith ? C’est moi qui lui ai mis le pied à l’étrier ! A l’origine, son domaine de compétences était les alarmes, pas les amplificateurs. Je l’ai poussé à se pencher sur cette discipline. Il est malheureusement décédé. On partageait souvent un bout de chemin ensemble. Il travaillait pour Lucas, une compagnie qui fabriquait des pièces d’automobile et plus particulièrement des batteries. J’ai donné un coup de pouce à Keith parce qu’il ne parvenait pas à obtenir des composants.
Cutting Edge – Combien de temps avez-vous été en activité avec le sound system ?
Legs The Giant – L’aventure a débuté dans les années 60. Je suis arrivé aux Etats-Unis en 1983. Et je dirais que le chapitre s’est clos au début des années 80.
Cutting Edge – Avez-vous laissé l’intégralité de votre équipement en Angleterre lors de votre départ pour les Etats-Unis ?
Legs The Giant – Non, je n’ai rien emporté pour la simple et bonne raison que j’étais capable, si nécessaire, de tout reconstruire ici.
Cutting Edge – Avez-vous également laissé derrière vous votre collection de disques ?
Legs The Giant – Non ! [rire] Les disques ont en fait été volés. D’ailleurs, « volés » n’est pas le terme exact … Quand je suis parti en Amérique, j’ai confié la malle de disques à la personne qui s’occupait du sound system. On le surnommait Al Capone, c’était un Deejay. Lors d’une brève visite en Angleterre dans les années 2000, je lui ai demandé s’il était toujours en possession des disques. Il m’a répondu, « Je m’en suis débarrassé !» Il les a vendus ! C’est stupide car certains avaient une grande valeur.

Cutting Edge – J’ai entendu un nombre incroyable d’histoires au sujet de votre sound system. Celle qui revient la plus souvent concerne la soirée au ‘Winson Green Community Centre’. Vous aviez apparement deux amplificateurs équipés de tubes ‘V1505’ (connus également sous l’appellation de Rocket Valve). Quand vous avez laissé vrombir la basse , les plombs du club ont sauté, plongeant l’endroit dans l’obscurité. Est-ce vraiment ce qui s’est déroulé ?
Legs The Giant – Oui, c’est une histoire vraie et les panneaux tombaient d’en haut. Tu vois ce type de plafond ? Les dalles du plafond s’effondraient. C’est la stricte vérité ! [rire]

Cutting Edge – Quelle était la puissance de ces amplificateurs ?
Legs The Giant – La puissance de ces amplificateurs était censée être de 1100 Watts, et c’était direct. Ce n’était pas un couplage de 100 Watts plus 100 Watts plus 100 Watts … C’était direct !
Cutting Edge – Aviez-vous dessiné le schéma vous-même ?
Legs The Giant – Non, je n’ai pas dessiné le schéma moi-même. Cette tâche a été déléguée à une tierce personne qui oeuvrait pour la même entreprise que moi en Angleterre. C’était une firme qui se nommait Delta, fabricant de métal extrudé.

Cutting Edge – Avez-vous développé des amplificateurs similaires pour d’autres sound systems ?
Legs The Giant – J’en ai construit cinq au total. J’en possédais un. J’en ai fabriqué un exemplaire pour une personne de Londres qui se nommait Horace. Je pense qu’il est retourné en Jamaïque et qu’il a emmené l’amplificateur avec lui.
J’en ai fait un pour David basé à Londres également. Un quatrième pour Chin et un cinquième pour Stan, tous deux de Birmingham. Ces amplificateurs étaient vraiment hors normes ! Personne ne l’avait fait auparavant ! La raison à cela est que sa tension de 3000 Volts en effrayait plus d’un. Je veux dire par là que c’est plus que ce qu’ils utilisent ici aux Etats-Unis pour tuer les gens ! [rire]
Cutting Edge – J’ai également entendu parler d’une soirée à ‘Mount Pleasant’ à Birmingham. Juste en effleurant la pointe de lecture, les enceintes donnèrent l’impression de marcher !
Legs The Giant – Ils t’ont dit vrai ! Tout le monde a pris la fuite quand Teddy [membre du sound system] a effleuré la pointe de lecture ! Ils pensaient que le bâtiment allait s’effondrer. Et les enceintes marchaient ! Oui, tu as bien entendu, elles marchaient ! [laugh]
Cutting Edge – Durant cette soirée, la rumeur prétend que vous avez accidentellement décimé douze haut-parleurs à la fois.
Legs The Giant – Oui ! Les haut-parleurs étaient suralimentés. Ils n’ont pas brûlé. La membrane du haut-parleur venait percuter la grille. Cela leur a été fatal. Le signal entrant donnait une amplitude trop importante à la membrane.
Cutting Edge – Quel modèle de haut-parleurs utilisiez-vous à l’époque ?
Legs The Giant – J’utilisais des haut-parleurs Goodmans, et uniquement Goodmans. C’était ma référence absolue !
Cutting Edge – Quelle était leur puissance ? 200 Watts ?
Legs The Giant – Oui, autrefois la norme était de seulement 200 Watts. De nos jours, les fabricants proposent des haut-parleurs de 1200 Watts, mais ça ne vaut rien ! Jadis, quand on faisait rugir la basse, tu ne peux pas imaginer le nombre de personnes qui pouvaient s’effondrer, surprises et saisies par l’intensité et la force des basses fréquences. Si on avait utilisé des haut-parleurs de plus de 1000 Watts, on aurait eu des morts sur la conscience !
Cutting Edge – Actuellement, beaucoup de sound systems jouent en optant pour un crossover 4 ou 5 voies ? Qu’en pensez-vous ?
Legs The Giant – Ça n’a aucun sens ! [rire] Trois voies est amplement suffisant, quatre est déjà excessif.
Cutting Edge – Je crois que vous avez contribué à l’édification de ‘Jungle Man’, célèbre sound system de Birmingham. Est-ce vrai ?
Legs The Giant – Oui ! Jungle Man était un sound system pour lequel ils n’avaient rien déboursé. J’ai construit Jungle Man à titre gracieux. Il y avait un jeune qui se nommait Clive qui était dans mon entourage. Il faisait partie d’un groupe de trente Rastas. Ces derniers avaient souvent des problèmes avec la police. Un beau jour, Clive est venu pour me demander un service.
J’ai dit, « Quel service ?»
Il m’a alors demandé, « Peux-tu construire un sound system pour mes amis ?»
J’ai alors dit, « Oui, à partir du moment où ils le financent !»
Et Clive répondit, « Ils n’ont pas d’argent.»
J’ai acquiescé, « Bon ok, c’est pas grave !»
Je leur ai donc fabriqué deux amplificateurs à tubes de 600 Watts chacun. Ils se faisaient appeler Jungle Man, rough truck sound [Jungle Man, un sound system fort et puissant et par extension un sound de durs à cuire] ! Et ils avaient du potentiel ! Ma femme avait pour habitude de me dire, « Pourquoi vas-tu voir jouer ces gars ?» A l’époque, ils passaient vraiment de bons morceaux, tout à fait le genre de musique que j’aimais. J’assistais donc à leurs soirées. Mais c’était des jeunes, tu saisis !
Comme la police disait, le sound system donnait à ces mômes une ligne directrice pour les garder dans le droit chemin. Ils se sont un jour rendus aux Chambres du Parlement. Et ils leur ont octroyé un camion flambant neuf et un financement. Pharaoh, qui était le porte-drapeau du groupe, m’a alors rendu visite et m’a demandé, « Legs, j’ai reçu de l’argent du gouvernement pour monter un sound.»
Je me suis esclaffé, « Ah bon ?»
Il m’a dit, « Oui, es-tu prêt à me construire un sound system ?»
J’ai répondu, « Oui, de quoi as-tu besoin exactement ?»
Pharaoh a alors commencé à énumérer ses besoins et je lui ai dit combien cela lui en coûterait. Et il m’a dit, « Non mec, c’est beaucoup trop !»
J’ai coupé court à la discussion, « Pharaoh, je vais te dire quelque chose, si tu trouves mieux ailleurs, alors n’hésite pas !»
Et c’est ce qu’ils ont fait puisqu’ils se sont orientés vers un autre constructeur qui est Mackie et qui est basé à Derby. Il leur a donc conçu un équipement complet et je suis allé l’écouter pour me faire un avis. Je n’ai pas émis de jugement parce que je ne suis pas du genre à dénigrer le travail d’un autre constructeur. S’ils en sont satisfaits, qui suis-je pour dire quelque chose ?
Cela n’a pas duré et ils sont venus se plaindre auprès de moi. Ils m’incriminaient et me portaient responsable de leur baisse de popularité, d’avoir été spolié de leur titre de leader par un autre sound system local. En effet, d’autres jeunes m’avaient consulté et je leur ai conçu un sound system qui se serait apparenté à celui que j’aurais réalisé pour Jungle Man si nous avions collaboré ensemble. Et ces jeunes ont pris l’ascendant sur eux dans cette compétition qui fait rage entre sounds. C’est comme ça que ça s’est passé !
Lorsque j’ai construit la première version de Jungle Man, je vivais dans une zone résidentielle où le voisinage était principalement blanc. Les membres de Jungle Man passaient me rendre visite après leurs soirées aux alentours de deux ou trois heures du matin. Ils surgissaient avec leur camion diesel qui faisait un bruit assourdissant, « broom, broom, broom !» [Legs imite le vrombissement du camion]
Et un de mes voisins a commencé à se plaindre, « Pourquoi ces gens débarquent à des heures si tardives chez toi et font tout ce fracas avec leur camion ? Il m’est impossible de dormir !» Je suis donc allé leur parler et j’ai dit, « Pharaoh, tu ne peux pas continuer à venir ici !» Il m’a répondu, « Mais j’apporte ton argent !» Car après leurs prestations, ils me rendaient visite sur le chemin du retour pour me remettre un peu d’argent. Ils me disaient vouloir me témoigner leur gratitude pour ce que j’avais fait pour eux. J’ai donc clarifié avec Pharaoh, « Si l’argent est l’objet de ta visite, ne t’embête pas avec ça, je préfère préserver la quiétude dans mon voisinage !»
Dès lors, nous avons pris des distances. Mais je suis celui qui leur a permis d’émerger sur la scène sound system. Mais ils ne faisaient rien d’autre de que de créer des ennuis.

Je me souviens d’une soirée où Jungle Man jouait face à un autre sound system de Coventry. Un des amplificateurs de Jungle Man était tombé et ils me l’avaient apporté pour tout remettre en ordre. Je l’ai réparé puis contrôlé et la personne chargée de récupérer l’amplificateur m’a dit, « Legs, je ne vais pas vous quitter !»
J’ai demandé, « Qu’entends-tu par là ?»
Il a répondu, « Comme l’amplificateur était défaillant, je veux que vous veniez avec moi pour nous assurer qu’il sera opérationnel ce soir.»
J’ai dit, « D’accord !»
Quand je suis arrivé sur place, le sound system de Coventry s’est installé, puis a commencé à jouer et à invectiver au micro le Deejay de Jungle Man que je surnommais Phee. Son nom n’était pas Phee mais il mentionnait sans arrêt Phee qui était en fait le nom de sa fille. Quand je suis entré, j’entendais déjà le type lui l’affubler toute sorte de noms d’oiseaux. Donc en passant à proximité, je me suis permis de lui dire, « Joue ta musique et arrête tes bavardages intempestifs !»
Il s’est exclamé, « Ils possèdent 600 Watts de puissance et j’en ai également 600 Watts. Je suis donc libre de dire ce que j’ai envie de dire !»
J’ai répondu, « Oui, mais ils vont t’anéantir ce soir !»
Jungle Man avait installé quatre enceintes derrière lui car il était positionné sur la scène. Il s’agissait de Quad boxes, chacune comportant quatre haut-parleurs de 46 cm.
Quand je suis arrivé sur le lieu de la soirée et que j’ai constaté la disposition des enceintes, je savais d’ores et déjà que Jungle Man allait annihiler son rival.
Parce que la basse qui en surgissait était lourde et puissante ! Chaque enceinte portait un nom. Il y avait Haile Selassie, Marcus Garvey, … Elles étaient colossales, d’où le fait qu’ils les avaient baptisées en référence à ces personnages.
Le soundman de Coventry pensait que ses concurrents ne disposaient que d’une puissance maximale de 600 Watts mais c’était sans compter l’amplificateur additionnel de 600 Watts fraîchement acheminé. D’autant plus que celui-ci allait servir à amplifier les enceintes qui se situaient derrière lui. Ayant observé la configuration et connaissant sur le bout des doigts le matériel exploité, je savais exactement ce qu’il allait se dérouler. Jungle Man a alors installé les amplificateurs et ils ont commencé à jouer. Je me suis dirigé vers le gars de Coventry et je suis resté à ses côtés parce que je savais qu’ils allaient le pulvériser. Et j’ai alors entendu Jungle Man dire, « Test numéro un, ligne de basse !» Et quand ils ont laissé échapper la basse, il s’est presque effondré. Je l’ai alors empoigné pour l’extraire du sillage. J’ai ajouté, « Ne va pas là-bas parce que si tu y retournes, tu cours vers ta perdition ! Ils t’ont piégé !»
Avant que je ne quitte la soirée, le type de Coventry est venu vers moi et m’a dit, « Merci infiniment ! Mes amis m’avaient également avisé.» Ses camarades savaient que Jungle Man allait lui faire barrage. Après cela, ils ne lui ont pas laissé jouer un seul disque de la soirée.
Cutting Edge – Vous usiez également de cette tactique ?
Legs The Giant – Oui, je l’employais régulièrement. Je suis celui qui l’a initiée. Peu importe la démonstration à laquelle j’assistais, je restais impassible jusqu’a ce que mon tour arrive. Après avoir joué quatre ou cinq disques, je disais, « A toi !» Mais vous étiez dans l’impossibilité d’égaler le niveau que je venais d’instituer. Impossible de rivaliser. D’aucune sorte ! Que ce soit par la qualité ou l’intensité, vous restiez murés dans le silence jusqu’à la fin de la soirée. J’ai joué à Manchester et j’ai usé de ce stratagème contre Quaker City. C’était un sound system renommé ! Et on en a tous deux rigolé. [rire]
Cutting Edge – Avez-vous concouru contre beaucoup de sound systems ?
Legs The Giant – Oui, j’ai joué avec Duke Reid et Coxsone de Brixton. Je suis également entré en compétition avec un sound system de Manchester qui se nommait Lord Cass. Tu peux lui demander, je l’ai fait fuir et abandonner son sound. Quand je suis arrivé et que j’ai commencé à placer les enceintes, Cass se pavanait avec ses « Lord this » et « Lord that ». Je suis resté de marbre. Je suis Legs The Giant et j’entendais bien lui prouver. J’avais la réserve de puissance nécessaire pour le réduire au silence. Je n’allais pas jouer avec cette même intensité toute la nuit, mais j’allais lui faire savoir de quel bois je me chauffais. Cass est venu me voir à la fin et m’a dit, « Cette dance ne se reproduira pas deux fois !» [rire]
Cutting Edge – Aviez-vous des Dubplates comme armes secrètes ?
Legs The Giant – Oui ! [rire] C’est précisément l’atout qui m’a permis de vaincre Lord Cass. J’ai un de mes cousins qui un chanteur talentueux. Il s’appelle Owen Gray et il s’arrangeait pour enregistrer des specials comportant mon nom.
Je faisais aussi usage de disques rares qui étaient pressés à quelques exemplaires avant leur sortie officielle. Je me rappelle d’une nuit où je jouais avec Duke Vin de Londres. J’avais obtenu un morceau exclusif directement de Jamaïque et j’étais le seul ici à en posséder un exemplaire. Je connaissais le producteur et un ami s’était débrouillé pour le faire parvenir. C’était un instrumental intitulé Eastern Standard Time. Vin jouait merveilleusement bien cette nuit là. Mais lorsque j’ai passé ce disque, j’ai gagné la faveur du public et je suis sorti grand vainqueur ! J’éprouve un intérêt particulier pour les instrumentaux.
Cutting Edge – Aviez-vous un DeeJay au sein du sound system ?
Legs The Giant – Oui ! Il nous a malheureusement quittés. On l’appelait Teddy. Mon degré d’implication dans le sound était minime. J’ai construit le sound system et je l’ai confié en gestion à Teddy.
Cutting Edge – Vous n’avez donc jamais pris les manettes du sound system ?
Legs The Giant – Non ! J’ai conçu le sound system et je l’ai mis en place comme une sorte de vitrine pour que les personnes qui assistent aux soirées se disent « Qui a fabriqué ça ?» Une fois identifié, ils venaient me voir et me disaient, « Legs, il faut que l’on se voit demain matin !» Tu vois ! [rire]
C’est ainsi que je pouvais engranger un peu d’argent sur la conception de sound systems. La plupart des constructeurs ne s’embarrassent pas d’un sound system.
Cutting Edge – Est-ce que vous collaboriez étroitement avec Bujum de Duke Alloy ? Il semblait bénéficier de votre dernière évolution technique en matière de matériel.
Legs The Giant – Nous étions effectivement proches. Certains esprits malintentionnés et envieux colportaient la rumeur que j’avais eu une aventure avec sa soeur et que pour cette raison, je favorisais Bujum. Mais ce ne sont que des balivernes ! Il est un ami et il s’est toujours rendu disponible pour moi quand j’en avais besoin. Peu importe les travaux que j’entreprenais à mon domicile, il répondait présent. Je lui disais, « Bujum, je dois faire ceci et cela !» A chaque fois, il me répondait, « Aucun problème !» et il se présentait immédiatement. Ce n’est pas comme certaines personnes que vous ne revoyez pas parce qu’ils sont happés par les engagements familiaux. Le sound system que j’ai développé pour lui, je l’ai fait de bon coeur. Et il en est de même pour Bujum qui a toujours agit de façon désintéressée, sans arrière-pensée, comme de vrais amis.

Cutting Edge – Il semblerait que Carl (Quaker City) sabotait les enceintes de Duke Alloy. Un petit clou était glissé subrepticement dans les fils qui reliaient les enceintes afin de les court-circuiter et les rendre inopérantes.
Legs The Giant – Oui ! La compétition était féroce et les petites ruses sournoises étaient monnaie courante autrefois. Le baiser de judas ! [rire]
J’avais découvert ce stratagème depuis longtemps et j’ai trouvé la parade. Une simple aiguille dans votre câble pouvait réduire au silence votre sound system. Pour contrer la manoeuvre, au lieu de relier les haut-parleurs en série, je faisais un montage série / parallèle. Ainsi, si on épingle ton fil, seule l’enceinte concernée est rendue inactive, laissant le reste de ton installation opérationnelle. Donc ton rival est dans l’impossibilité de te mettre à quia ! Ils étaient désarçonnés lorsqu’ils ont constaté que leur subterfuge ne fonctionnait plus ! [rire]
Cutting Edge – J’ai entendu dire que vous pouviez être en contact avec le courant électrique sans risque d’électrisation ou d’électrocution.
Legs The Giant – Oui, je peux manipuler la tension du secteur. Mais pour cela, il vous faut un modèle de chaussures spécifique. Si tu portes de simples chaussures en cuir, tu seras tué sur le coup ! Il est nécessaire d’avoir un dispositif isolant avec un genre de semelle en éponge. J’étais ainsi amené à tester la présence de courant dans les fils électriques.
Cutting Edge – Vrai ou faux ? Durant une soirée où vous jouiez aux côtés de Sir Jessus et Massigan à Winson Green, un soundman témoignait s’être mis à l’abri parce qu’il vous avait vu utiliser un bâton pour mettre en marche votre amplis. Il précise que ce dernier était dépourvu de son couvercle alors que de l’eau gouttait du toit.
Legs The Giant – Moi ? C’est un mensonge ! C’est une hérésie ! Cependant, c’était le cas d’un autre constructeur de Birmingham qui est maintenant décédé. Pour mettre le commutateur de ses amplificateurs sur « on / off », il était nécessaire d’utiliser un manche à balai.
Par ailleurs, je me souviens d’un sound system que j’ai conçu en 1962. Le propriétaire se nommait Tom. Il possédait également un sound system en Jamaïque, Tom The Great Sebastian. C’était l’un des premiers sound systems et il animait principalement les mariages. Jessus était sous l’égide de Tom car il oeuvrait pour lui, jusqu’à ce que je les remette à leur place.
Un jour, Tom a été contraint de s’absenter pour aller en Jamaïque. Il était malheureusement engagé sur une soirée qu’il n’allait pouvoir honorer et il m’a donc demandé de le remplacer au pied levé. Je lui ai dit, « Bien entendu, ça ne me dérange pas !»
Le jour J, nous nous sommes donc rendus sur place, nous avons installé le matériel et tout le monde passait un bon moment. Quand soudainement, Jessus a jailli de nulle part ! J’entendais, « Boom, Boom, Boom !» Il déchargeait son équipement. Je l’ai donc interpelé, « Jessus, Tom m’a demandé de jouer à sa place. Si j’avais su que tu venais, j’aurais pu me produire ailleurs ce soir. Que viens-tu faire exactement ?»
Il s’exclama, « Tom a tout juste débarqué de Jamaïque avec pléthores de nouveaux disques !»
J’ai dit, « D’accord, installe-toi !»
Mais Tom savait qu’il se tirait une balle dans le pied car il connaissait le potentiel de mon sound system. Bien que je construisais pour d’autres, mon propre sound demeurait au dessus du lot. Ils ont donc commencé à jouer et je me suis alors aperçu que la personne en charge de mon sound devenait irritable. Je lui ai donc dit, « Lloyd, qu’est-ce qui te contrarie à ce point ?»
Il me répondit, « Jessus ne devait pas être présent !»
J’ai juste dit, « Peu importe, ce n’est pas gênant. Quand viendra ton tour, on le fera plier. C’est d’une simplicité enfantine !»
Quand Jessus a eu fini, J’ai dit à Lloyd, « C’est le moment !» Je me suis dirigé vers la malle de disques d’où j’ai extrait un seul disque. Je l’ai donné à Lloyd qui s’écria, « Non, non, non, ne joue pas celui-ci !» J’ai alors insisté, « Fais-moi confiance et joue ce disque !»
Quand il a passé ce morceau, toute l’assistance est devenue euphorique et survoltée ! Le disque s’intitulait You’re Wondering Now by Andy & Joey.
Tom qui revenait juste de Jamaïque n’avait pas même pas eu écho de son existence ! Il avait ramené des disques en abondance mais était passé à côté de celui-ci. Durant son absence, un de mes amis m’avait fait parvenir un carton de disques. C’était une de mes connaissances en Jamaïque avec qui j’avais tissé des liens alors que l’on s’initiait au métier et il savait que je possédais un sound system. Par conséquent, il me fournissait en musique. Son nom était Soris. A l’époque en Angleterre, le seul moyen pour se procurer des morceaux était de se les faire envoyer de Jamaïque. Soris savait exactement ce que je possédais déjà et ce dont j’avais besoin. Il m’a envoyé une boîte, je peux te dire, une boîte de cette dimension là [Legs fait un geste de la main pour illustrer la taille], pleine de disques. C’est un des disques qu’il contenait qui m’a permis de vaincre Tom. A la suite de cette soirée, Tom est venu et s’est excusé. Il m’a dit, « Je n’aurais jamais présagé que Jessus aurait fait ça. Mais je savais que tu lui donnerais une bonne correction.»
J’ai répondu, « Il a reçu une bonne correction, mais toi également !» [rire]
C’était une période exaltante et bon enfant. Il n’y avait ni disputes, ni injures. C’était vraiment différent.
Cutting Edge – Que pensez-vous de la scène sound system actuelle ?
Legs The Giant – Les sound systems contemporains ne ressemblent plus à des sound systems mais plutôt à des systèmes de sonorisation grand public. Je fais part de mon point de vue à diverses personnes mais il ne comprennent pas. Les gens pensent qu’il est dorénavant plus facile d’aller dans un magasin et d’y acheter un amplificateur. Je leur dis, « Faites comme bon vous semble !» Souvent, ils reviennent vers moi pour remédier à des dysfonctionnements qu’ils rencontrent avec leurs nouveaux achats. Une chose est certaine, les gens ne pourront jamais obtenir dans le commerce ce que nous concevons, un matériel pensé et conçu spécifiquement pour cette musique et pour le sound system.
Voici un panorama condensé des sound systems ayant utilisé le matériel fabriqué par Legs The Giant :
- Count Fire (Birmingham),
- Dreadnought (Birmingham),
- Duke Alloy (Birmingham),
- Duke Neville (Birmingham),
- Gaffa David (London),
- Jungle Man (Birmingham),
- Lord David (London),
- Quaker City (Birmingham),
- Rosko The Musical Rocket (Birmingham),
- V‑Rocket (Nottingham),
Et bien d’autres encore …
Sincères remerciements à Tony ‘English’ Welch et Rangan Momen